Les bas de Noël

Les bas de Noël

Par Jacques Mauffette, notaire honoraire et Sage mentor

Je suis marié depuis une cinquantaine d’années. Avec la même femme. Ce qui entraîne bien des avantages, mais aussi quelques inconvénients comme vous allez le voir.

Dans ma famille, à cause de ma femme surtout, on investit beaucoup dans les fêtes.  Bien sûr, les anniversaires (parents, enfants, petits-enfants), mais aussi, les Rois, la Saint-Valentin, Pâques, la Sainte-Catherine, etc. Et Noël, évidemment, qui est sans conteste, la fête la plus importante.

Noël qui m’occasionne bien des stress. Financiers bien sûr, car je dois surveiller la carte de crédit que je partage avec ma femme; m’assurer de la remplir à mesure qu’elle se vide de façon à ce que Mastercard ne refuse pas un achat (la honte). Mais aussi par le fait que je dois trouver un cadeau pour ma gazelle.  Pas facile. En conjoint prudent et diligent, je commence à y penser dès les premiers froids de l’automne.

Au besoin, j’en parle avec mes filles pour des suggestions ou pour la validation d’une idée. J’en ai bien besoin, car au fil des années, à côté de quelques vraies réussites, j’ai connu passablement d’échecs et de demi-échecs. Je pense à un chapeau en queues de vison (quelle idée!) pourtant acheté à La Baie d’Hudson. Jamais porté et que j’ai retrouvé quelques années plus tard dans le coffre à déguisement des enfants. Je pense à des sous-vêtements français (qu’on ne peut pas retourner, vous savez) qui, tout beaux qu’ils me paraissaient dans la boutique, à l’essai, pinçaient, piquaient, serraient… et qui, finalement, sont restés dans le fond d’un tiroir de son chiffonnier.  

Certaines années, à court d’idées, j’ai même abdiqué et suis allé avec elle acheter « son » cadeau. Là, j’étais sûr de ne pas me tromper, mais évidemment… zéro surprise. Maintenant que je suis retraité et que j’ai en principe plus de temps pour penser et planifier mes activités, j’ai repris le contrôle de mes achats de cadeau. Malgré ça, mes succès demeurent aléatoires.

Cette année, en tous cas, il m’est venu une idée assez géniale!

Depuis une couple de semaines, ma femme se plaint qu’elle ne trouve plus de bas appareillés dans son tiroir de bas. Oui, le tiroir est plein de bas, mais la plupart sont orphelins, leurs partenaires ayant sans doute été perdus : perdus dans la poubelle (irréparablement troués), le panier à linge ou le tiroir de bas de quelqu’un d’autre. À force de chercher, on en a quand même trouvé assez pour former une demi-douzaine de paires à peu près du même noir ou du même gris. De quoi tenir le coup jusqu’au jour où elle se sentira prête à déconfiner et s’aventurer dans les magasins pour refaire sa réserve. Oui, elle est vaccinée. Deux fois; bientôt trois. Malgré ça, elle ne se sent pas encore à l’aise de circuler dans la foule des centres d’achats: elle est du genre covid anxieuse.

J’ai vu là une opportunité de cadeau et imaginé – c’est une de mes forces — de lui acheter un lot de petits bas aux couleurs amusantes et de lui offrir à Noël comme cadeau-surprise. Car, contrairement à ma femme, je me sens, je me suis toujours senti en sécurité covid dans la foule, protégé que je suis par ma vitalité naturelle, les milliards de probiotiques que me fournit mon yogourt du matin et, bien sûr, mon masque bleu pâle que je remplace de temps en temps.

Ainsi donc, samedi matin, je me suis rendu chez Simons, un magasin où j’étais pas mal sûr de trouver ce que je cherchais. Arrivé au rayon des bas, j’ai rapidement repéré une vendeuse à mon goût : une de plus que cinquante ans, les cheveux teints soigneusement et l’air de connaître son inventaire. Après m’avoir écouté avec bienveillance lui expliquer mon projet, elle a sorti de dessous le comptoir, une jolie corbeille en osier qu’elle m’a remise et m’a conduit devant trois présentoirs de bas.

« Voilà, dit-elle, tout est là. Nous avons un bon choix. On vient de recevoir nos arrivages de Noël. Choisissez les paires que vous voulez et revenez me voir. On va les disposer dans une boîte-cadeau. Vous allez voir : ça va être beau ».

Ah! un tout compris comme je les aime.

Je n’ai pas eu de difficulté à remplir ma corbeille, car il y avait vraiment un bon choix de bas, pas seulement des bleus marine ou des noirs. Il y en avait de toutes les couleurs avec toutes sortes de motifs. J’en prends, j’en cueille. J’évite les bas à motifs de cannes de Noël ou avec des Snoopy (on a quand même soixante-dix ans… on ‘veut pas avoir l’air d’une ado.)  Je commence par prendre des bleu marine et des noirs. Ensuite, je tombe dans les couleurs. Je me laisse tenter par une paire d’un beau rose, une rayée gris et blanc et même une paire rouge feu.  Et une dernière, bleu électrique, une audace que j’assume.

De retour au comptoir, la vendeuse me sort sa boîte-cadeau et, à deux, on s’amuse à disposer les bas de façon à créer un joli tableau impressionniste. Le coup d’œil est saisissant et me paraît tout à fait réussi.

Rentré à la maison, je descends, ni vu ni connu, cacher mon trésor dans l’armoire de mon bureau et remonte dîner comme si de rien n’était. Je suis pas mal fier de mon coup… Pas beaucoup de conversation pendant le repas; je ne pense qu’à mon cadeau.

Alors qu’on débarrasse la table, ma femme m’annonce : « Sais-tu, je me sens bien aujourd’hui, il fait beau. Je pense que je vais aller magasiner. Je suis quand même doublement vaccinée. Je vais aller chez Première Moisson acheter des choses d’Halloween… et puis, s’il n’y a pas trop de monde, je vais passer CHEZ SIMONS ACHETER DES BAS. »

Les bas de Noël

(!!!!!!!!!!.)

Était pas supposée de sortir! Était supposée avoir peur!

Je suis dépité, mais je n’y peux rien. Je marine dans ma frustration. Je pense à ma boîte de bas dans l’armoire dont j’ai fait enlever toutes les étiquettes et, considération bassement économiste, que je ne pourrai sûrement pas retourner au magasin.

Deux heures plus tard, ma femme rentre, les bras pleins de sacs : elle a déconfiné en grande et, franchement, elle paraît en pleine forme.

Je ne peux m’empêcher de hasarder une question oblique : « Puis, as-tu trouvé des bas? »

« Oui, oui, il y avait plein de beaux bas. »

Et là, la phrase qui tue : « J’en ai pris une couple de paires… c’était bien le temps. » (Ça veut dire quoi « une couple de paires » ?)

En fin d’après-midi, pour en avoir le cœur net, je fais un détour discret par la chambre pour essayer de voir quels bas au juste elle a acheté. J’aperçois sur sa commode un pas trop gros sac de chez Simons. Sans gêne, je fouille dedans… et trouve pas tant que ça de paires de bas : deux paires de noirs, deux de bleu marine et une de gris. Finalement, le dommage est contenu. Ça laisse encore de la place pour ma surprise arc-en-ciel.

Mais le coup a porté. Je ne suis plus certain. Plus certain que mon idée soit bonne, plus certain de comment ça va aller le 24 au soir quand elle va ouvrir mon cadeau. Vais-je seulement récolter un éclat de rire ou une mention honorable pour la créativité. Va-t-elle accepter de porter des bas bleu électrique?

N’empêche, je continue à penser que mes bas de couleur lui iraient bien.

Le soir, après le souper, on passe souvent au salon; j’allume un feu dans le foyer et on s’installe dans nos fauteuils de lecture. Je l’imagine alors, laissant tomber ses crocs et révélant au monde entier (moi) de beaux petits pieds colorés.